L’invité du blog: Carlo Ossola: professeur honoraire au Collège de France, spécialiste de littérature , de Dante dont on a célébré le 700e anniversaire de la mort.
A lire dans LA CROIX:
Revenir à l’essentiel : la dernière leçon de Carlo Ossola
Revenir à l’universel et à l’essentiel, tel est le conseil de Carlo Ossola, historien de la littérature et grand critique littéraire, dans sa dernière leçon au Collège de France, qui vient de paraître. (19 mars 2021). Au collège de France de 2000 à 2020.
Pourquoi aime-t-on la littérature ? Qu’est-ce que l’enseignement ? De quoi avons-nous besoin aujourd’hui ? On pourrait regrouper autour de ces trois questions la conférence très inspirante que Carlo Ossola a proposée pour la clôture de ses vingt années d’enseignement au Collège de France. Prononcé le 9 décembre dernier, ce texte profond et délicat vient d’être publié (1). Il témoigne d’un art de la conversation avec les auteurs du passé que le professeur de littérature et critique littéraire a déployé avec subtilité dans ses cours et ses écrits.
Grand spécialiste de Dante, Carlo Ossola s’est d’abord mis dans les pas du philosophe et critique Roland Barthes, pour dire le renouvellement et la présence qu’offre la littérature. Il a rappelé les propos de Barthes, lisant les Pensées de Pascal : « En lisant Pascal, j’ai dissipé toute espèce de doute sur l’actualité ou non-actualité de Pascal, c’est-à-dire que je croyais, je voyais en lisant Pascal, que Pascal était un homme vivant qui parlait, comme si son corps était à côté de moi dans l’avion. » (1) Ainsi, la littérature se fait-elle source de vie, « vita nova », « vie nouvelle », pour reprendre la célèbre expression de Dante.
Dans ses cours au Collège de France, le professeur a souhaité éveiller cette présence des auteurs du passé. « J’espère avoir introduit, devant vous et avec vous, des compagnons de route, de vrais amis et non pas seulement des textes écrits, a-t-il confié. À chaque cours, une voix […] remontait du passé et venait habiter avec nous ».
Se mettre en quête de l’universel et de l’essentiel
Du passé au futur, il n’y a qu’un pas. Citant un vers de Thomas Stearns Eliot – « Les hommes porteurs d’âge doivent être des explorateurs » –, Carlo Ossola a cherché à dessiner des pistes d’avenir pour notre monde bouleversé. « La fragmentation de l’unité et la globalisation des fragments sont le lot, intenable, de notre présent », a-t-il diagnostiqué. Il a constaté que les termes globalisation et mondialisation, « autrefois euphoriques », ont pris peu à peu des nuances négatives : « Ils sont prononcés avec un fatalisme passif, et maintenant pandémique, ou bien suscitent une réaction qui active des attitudes défensives et qui choie le local, le singulier, l’individuel. »
Contre ses rétractations mortifères, le professeur a invité à reprendre le chemin de « l’universel », évoquant la longue tradition de l’Occident sur ce sujet. L’universel, a-t-il rappelé, est « ce qui nous oriente (uni-versus) vers une même direction, une finalité commune, à partir de la même condition ». La quête de « l’essentiel » exprime le même mouvement puisqu’elle cherche « ce qui est « en essence » commun à tous, donc universel. » La tâche actuelle serait de nous « recentrer sur quelque chose qui ne soit pas défensif » mais « propre à définir la personne singulière en ce qu’elle a de plus commun et de plus susceptible de partage ».
Plaidoyer pour « l’abaliété »
Soucieux de proposer un autre chemin que celui des replis identitaires ou narcissiques, Carlo Ossola a plaidé pour « l’abaliété », notion venue d’Aristote reprise par la philosophie médiévale, qui désigne la propriété des êtres devant leur existence à un autre. Avec ce concept, le professeur a voulu mettre en valeur « ce qui vient d’autrui vers nous », « qu’il s’agisse de secours ou d’offense, de questionnement ou de don ». « L’abaliété est la pluralité que, grâce à autrui, nous intégrons en nous, nous découvrons en nous-mêmes, le flux et le croisement constant d’intersections, de passion et d’action.
En achevant ce texte, on comprend pourquoi Carlo Ossola a placé sa conférence sous le signe des « nœuds », nœuds qui nous relient les uns aux autres et, ultimement, intimement, à Dieu. Il en a exploré les nuances jusqu’à la théologie. Sa conférence s’est achevée par une très belle réflexion sur le symbole médiéval du « nœud de Salomon », représentant deux anneaux entrelacés qui dessinent une croix. Deux anneaux « libres de varier leur rapport réciproque, mais ne [pouvant] être indépendants l’un de l’autre », « mystère de l’union de la volonté divine et du libre arbitre humain ».
(1) Nœuds. Figures de l’essentiel, Collège de France Editions, 48 p., 6,80 €.
(2) La préparation du roman, Seuil.
Ses dates
1946 Naissance à Turin (Italie).
1957 À 11 ans, il est marqué par la signature du traité de Rome : « Le proviseur de l’école où je faisais ma dernière année, un homme d’une grande ouverture, nous dit que naît là quelque chose qui va nous sortir de l’esprit étroit des nations. Nous assistons à la signature solennelle sur la seule télévision du village. »
1976 Nommé comme professeur de littérature italienne à l’université de Genève : « J’y ai travaillé avec Jean Starobinski et Michel Butor. Ce fut comme une nouvelle formation. »
1995 Élu à l’Académie nationale des Lyncées, académie scientifique romaine.
1999 Devient professeur au Collège de France, où il occupe, jusqu’en 2020, la chaire Littératures modernes de l’Europe néolatine.
2013 Parution du Continent intérieur (Le Félin).
2019 Les vetrus communes, Les Belles Lettres.
2021 Parution d’En pure perte (Payot) et de l’édition de La Divine Comédie de Dante à La Pléiade, dont il a dirigé l’édition.
2023 La vie simple, pour soi et pour les autres. Traduit de l’italien par Lucien d’Azay et Olivier Chiquet, Les Belles Lettres.
A lire dans LA CROIX: Blaise Pascal, des « Pensées » pour tous les siècles (19 juin 2023).
https://www.la-croix.com/Debats/Blaise-Pascal-Pensees-tous-siecles-2023-06-19-1201272138
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« L’attitude que j’ai face à la musique est tout d’abord l’admiration et l’écoute que suscite une personne vivante et aimée venant devant nous : une présence qui nous caresse et reconduit au cœur de nous-mêmes. Il ne s’agit d’un son d’un instrument ni d’un art à pratiquer, mais d’un monde de plénitude qui vient réparer les fragments de notre coupe, souvent vide, de notre vie éparpillée.
A lire également dans le numéro de l’hebdomadaire La Vie (24 août 2023) dans le supplément « Les essentiels« ; « Carlo Ossola, « Voici le temps de l’Esprit Saint« . « Quand j’ai lu Augustin et Joachim de Flore, j’ai compris que ma mère était dans le sillon augustinien: il y a eu le temps de la Loi, puis le temps du Christ -celui de la grâce- puis, et c’est le temps d’aujourd’hui, le temps de l’Esprit Saint…Nous sommes dans un temps de grâce plus grande, qui est nourri de l’Esprit Saint. On sent le souffle mais on ne le voit pas, .et il faut se plier à cette contre-évidence: l’Église de notre temps est une Église que l’on voit peu, mais le souffle est là » (recueilli par Théophane Leroux).
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–Quelles sont les musiques, anciennes ou récentes, évoquant Dieu que vous avez entendues et appréciées?
–Carlo Ossola: C’est un univers que vous évoquez ! et que le Psaume 19 étale dans la plénitude d’une gloire qui n’est pas proférée: « Les cieux racontent la gloire de Dieu, et l’œuvre de ses mains, le firmament l’annonce; / […] / Non point récit, non point langage, nulle voix qu’on puisse entendre » mais saluée par le chant des créatures : « Chantez à Yahvé un chant nouveau, que chantent sa louange, des extrémités de la terre, ceux qui vont sur la mer, et tout ce qui la peuple, les îles et ceux qui les habitent » (Isaïe, 42, 10). Dans cette scène chorale le Lauda Jerusalem Dominum [Psaume 147] in mi minor, [RV609] de Vivaldi – là où il déploie le « velociter currit sermo eius » (« Il (le Seigneur) envoie son verbe sur terre, rapide court sa parole »…. »Il dispense la neige comme laine ». )- est peut-être l’illustration la plus fidèle et la plus émouvante de cet élan biblique.
J’aimerais aussi ajouter un hosanna invisible chanté sur notre misère : un hosanna qui s’élève plus haut que l’oubli, « en alleluyant, de leur voix retrouvée » (Dante, Purgatoire, XXX, 15), dans un éternel Hymne des Chérubins qui s’élève, avec Piotr Illitch Tchaïkovski, du profond orient de la Terre promise.
–Selon vous, Dieu aime-t-il la musique ?
Saint Augustin a magnifiquement développé cet argument dans son traité De musica, surtout à partir du livre VI : « De l’harmonie immuable : l’âme s’élève de l’harmonie des choses contingentes à l’harmonie éternelle qui réside dans l’éternelle vérité ». La perfection d’une Trinité qui fait vibrer partout dans l’univers l’harmonie de son unité.
– Au paradis quelles musiques y entend-on ?
La représentation pythagoricienne de l’univers comme une « harmonie des sphères » a marqué, de Boèce à Francesco Zorzi, de Kepler à Athanasius Kircher, à Michael Maier, la tradition de la pensée occidentale. Chez Francesco Zorzi, pourtant, en suivant Augustin et certaines traditions de la Kabbale, la plus haute harmonie, celle qui dicte l’ « hymne mental », est scellée par la perfection du silence.
–Quelles sont les musiques qui, selon vous, invitent à la prière ?
La vocation universelle de la musique, que le pape Benoît XVI a si bien évoquée dans son discours tenu à la salle Paul VI, le 16 avril 2007, à l’occasion du concert offert pour les 80 ans du pape même, explique bien le caractère profond de ce « langage universel de la beauté, capable d’unir entre eux les hommes de bonne volonté sur toute la terre et de les conduire à élever le regard vers le Haut et à s’ouvrir au Bien et au Beau absolus, qui ont leur source ultime en Dieu lui-même. […] Je remercie ceux qui unissent musique et prière dans la louange harmonieuse de Dieu et de ses œuvres » (Benoît XVI, L’esprit de la musique, Perpignan, Artège, 2011).
Évidemment il s’agit de compositions qui s’intègrent à l’harmonie de la création et non pas à la dissonance de nos prétentions mondaines.
–Que chantent les anges musiciens ?
Dante a donné la plus riche résonance, dans son Paradis, aux « angelici squilli » (Par., XX, 18) ; mais notre limite humaine n’arrive pas à entendre leur chœur sublime : « car toutes ses vivantes lumières, / brillant de plus en plus, entonnèrent des chants / qui fuient et glissent hors de ma mémoire » (XX, 10-12). Néanmoins c’est le chant des anges qui rythme le parcours du pèlerin dans son ascension vers la vision éternelle : « Ainsi nous traversions la haute forêt vide [scil. : le paradis terrestre] / par l’erreur de celle qui crut au serpent, / en réglant nos pas sur le chant des anges » (Purg., XXXII, 31-33).
–Si la prière était une chanson, une musique, laquelle choisiriez-vous ?
Je crois que mon choix se porterait sur Bach, « Ich habe genug » (BWV 82a) – si possible dans l’interprétation de Lorraine Hunt Lieberson (1954-2006) – : «Cela me suffit, / j’ai pris le Sauveur, l’espoir des justes, / Dans mes bras avides ; / Je suis comblé! / Je l’ai vu, / ma foi a serré Jésus contre mon cœur ; / Maintenant, je souhaite partir avec joie / aujourd’hui».
– Qu’aimeriez- vous « chanter » à Dieu en le rencontrant ?
Il faudra penser, dans cet instant-là, à toute notre, mon indignité, et aussi à tous ceux que notre, mon insouciance a blessés dans ce chemin terrestre ; j’espère qu’ils seront là pour me pardonner, pour m’aider à chanter le «Miserere» de Gregorio Allegri.
– Quelles sont dans votre discothèque personnelle les musiques, les chansons qui sont vos préférées. Les dix musiques et chansons à emporter sur une île déserte?
Si j’étais sur une île déserte, je devrais avant tout apprivoiser la nature qui m’entoure : les forêts, les vallées, les sables ; je crois qu’il serait opportun de leur chanter « Selve amiche » d’Antonio Caldara ; si j’étais sur une île déserte, j’aurais la conscience d’être un étranger sans billet de retour : The stranger song de Leonard Cohen s’impose. Je passerai mes heures, vraisemblablement, en lançant des cailloux dans l’eau, comme nous le rappelle Cerchi nell’acqua de Memo Remigi. Et comment ne pas penser aux amours, aux combats du cœur, si lointains, si perdus : il faudra avoir recours au Combat de Tancrède et Clorinde de Claudio Monteverdi, au Remerber me en qui se termine l’opéra Dido and Aeneas de Purcell. J’aurai besoin d’être consolé, d’être bercé par Mignon de Schumann [Album für die Jugend,. Op. 68, No. 35]. Me reviendront à l’esprit les chansons de Barbara, de Fabrizio de André : Dis quand reviendras-tu?, La canzone di Piero. Mais surtout j’aurai besoin de la « petite phrase de Vinteuil », d’un Leitmotiv qui sache revenir et tout réunir : le Prelude, Choral et Fugue de César Franck, dans l’interprétation de Joerg Demus. Et dans la solitude je veillerai à la convocation d’une voix chorale, qui s’élève au-delà de l’espace et du temps : l’ Agnus Dei de Samuel Barber.
– Quel est le refrain qui vous a le plus marqué ?
Deux refrains : l’un pour savoir prendre congé, l’autre pour jamais ne cesser d’espérer : J’entends siffler le train (Richard Anthony) et El pueblo unido jamás será vencido (Inti-Illimani.
– Quels sont les grands auteurs, compositeurs ou interprètes qui comptent pour vous ?
Je suis – comme tous ceux qui aiment la musique – à l’écoute de Vivaldi, de Bach, de Mozart, de Beethoven ; j’aimerais réunir ce besoin d’apaisement dans la Suite française n°2, BWV 813 de J. S. Bach. Quant aux interprètes, j’ai encore eu le privilège d’assister dans ma jeunesse à un concert d’Artur Rubinstein (1887-1982) et c’est un rythme joyeux, lumineux et plein de fraîcheur qui ne m’a plus abandonné. Je voudrais également évoquer la grâce magique de Dino Ciani (1941 – 1974) dans ses Chopin : trop tôt il nous a quittés. Mais – quand je peux – je me fais le plaisir de me rendre (en suivant du reste l’exemple de Saramago) aux concerts, et à la finesse, de Maria João Pires : elle nous restitue au recueillement.
– La dernière fois où vous avez été ému en écoutant une musique, une chanson, laquelle était-ce ?
Ce fut quand j’invitais au Collège de France mon ancien élève et grand ami Brenno Boccadoro, professeur de musicologie à l’Université de Genève, qui termina son admirable cours en nous faisant écouter le Deo gratias, à 36 voix, distribuées sur 9 chœurs (comme les hiérarchies angéliques), de Johannes Ockeghem, une vaste « mer de l’Être » (Dante, Paradis, I) : nous fûmes introduits à la plénitude, foisonnante d’échos humains, de l’éternel.
– Si Dieu était une chanson, une musique, laquelle serait-ce ?
Si Dieu voulait se prononcer, ce serait un instant éternel d’assentiment à son Fils, un « Amen » universel, une note seulement des Visions de l’Amen, ou des Trois Petites Liturgies de la Présence Divine d’Olivie Messiaen.
Carlo Ossola
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