Karima Berger est l’auteur de plusieurs ouvrages tous inspirés par la double culture arabe et française de son enfance algérienne. Cette épreuve de l’étranger la conduit à interroger l’homme en situation d’exil et ses capacités spirituelles d’enracinement. Son dernier roman Mektouba a été publié par les éditions Albin Michel en 2016 et son dernier essai Hégires en 2017 (Actes Sud). Karima Berger a présidé de 2014 à 2017 l’association Écritures & Spiritualités (anciennement des Écrivains croyants) , créée en 1977, et présidée depuis octobre 2017 par Christine Ray.
**********
– Quelles sont les musiques, anciennes ou récentes, évoquant Dieu que vous avez entendues et appréciées ?
–Karima BERGER: Le Stabat mater de Pergolèse pour son infinie tendresse. ce chant a la particularité merveilleuse de « stationner » en moi, debout, longtemps. C’est le miracle de Marie en moi.
– Selon vous, Dieu aime-t-il la musique ?
Comment ne « l’aimerait-il » pas ? Il est musique. Le monde irradie de ses sons, rayonne et résonne en nous, ne sommes-nous pas une formidable enceinte à la condition de savoir se mettre en écoute de cette musique. Elle n’attend que nous pour être fécondée, mise au monde. Nous sommes le roseau (le NEY, la flûte des mystiques) et si nous nous tenons suffisamment ouverts, alors le vent s’engouffre ou nous caresse et joue sa musique, il nous joue.
– Au paradis quelles musiques y entend-on ?
Des musiques inédites, inconnues de nous… Qui peut avoir une idée de ce qui est et que nous ignorons.
–Quelles sont les musiques qui, selon vous, invitent à la prière ?
Le Adhan, l’appel à la prière bien sûr, récité par le Muadhan (Muezzin) qui provoque aussitôt en moi ce mouvement de prosternation du cœur puis dans le corps même, cette posture toute intérieure qui vous fait écouter en dedans de vous la prière à venir, la prière à faire venir. Hélas, aujourd’hui dans les pays d’islam, nous ne disposons plus que d’appels lancés du haut de haut-parleurs grésillants… Comment ne pas avoir la nostalgie de ces médiateurs qui debout, du haut de leur minaret déployaient l’Appel à l’intention des hommes dans la cité. Un appel pour nous rappeler non pas à l’ordre mais nous rappeler ce désir qui est signe de nostalgie, désir de se ré-orienter, retrouver son orient intérieur et espérer… faire partie des Rapprochés. Je suis aussi très troublée par les chants religieux non musulmans chantés en langue arabe, c’est bouleversant d’entendre le nom de Dieu, le nom d’Allah dans le chants de Soeur Marie Keyrouz par exemple; c’est magnifique tant on se sent tout proche de la même louange.
– Que chantent les anges musiciens ?
Peut-être chantent-ils comme la huppe du roi Suleyman qui sur son bec est gravé le nom de Dieu ?
– Si la prière était une chanson, une musique, laquelle choisiriez-vous ?
Pas d’autre choix que la psalmodie mélodique du Coran. Elle date de l’enfance et peut-être même avant ma naissance, elle est une partie constitutive de mon oreille intérieure et de ma sensibilité.
il n’y a pas La prière au sens indéfini, il n’y a que la mienne qui s’efforce de retrouver son pôle. Une musique ou une chanson peut bien sûr favoriser un état de contemplation et m’orienter vers le geste de la prière mais j’aime réserver la prière à son univers, la laisser dans sa sacralité non pas solennelle et intouchable mais dans ce dialogue que je réserve de façon intime à mon Dieu. c’est une sorte d’amour jaloux, c’est mon chant qui parle et non celui des autres, comme d’ailleurs Dieu lui-même est jaloux de l’amour que lui portent ses créatures.
L’art de la psalmodie dit-on a été enseigné par l’ange Gabriel au prophète Mohammed, ce qui lui donne sa dimension sacrale et liturgique. La psalmodie du Coran est prière, non pas la prière rituelle mais ce geste qui manifeste l’acte singulier de chacun de lire : « Lis ton Livre » nous dit le Coran, nous sommes chacun invités à le réciter « avec la plus belle voix possible » dit-on, avec « harmonie, élégance, clarté, soin » dit le Coran.
– Qu’aimeriez vous « chanter » à Dieu en le rencontrant ?
Un chant pour dire ma condition d’humain, beauté, tragédie et poésie tout ensemble . Un humain qui aime que Dieu soit plus grand que lui.
– Quelles sont dans votre discothèque personnelle les musiques, les chansons qui sont vos préférées. Les dix musiques et chansons à emporter sur une île déserte?
John Coltrane. A love supreme
Pergolèse. Stabat mater
Rimsky Korsakoff Shéharazade
Verdi. Tosca (interprétée par Callas bien sûr)
Les chants soufis de Damas. ensemble El Kindi
Oum Keltoum (tout ! )
el Hachemi Guerouabi
Munir Bachir, l’immense compositieur et interprète de ‘oud.
Tristan & Isolde (notamment le prélude que je peux écouter en boucle).
The Beatles , l’album Sergent Pepper’s
et du blues, quel qu’il soit : Le « sec » de Jack Dupree ou le plus urbain de BB King
– Quels sont les grands auteurs, compositeurs ou interprètes qui comptent pour vous ?
A Alger, avec mon « bi-ballad » , mon premier tourne-disques, j’ai écouté beaucoup de musique pop mais l’apprentissage de la poésie ce fut avec Jacques Brel, Georges Brassens, Barbara… Ces textes ouvraient les portes de la poésie, du rythme, des images, de la sensibilité, de l’intériorité heureuse ou mélancolique.
Côté chants arabes, il y a aussi ces chants andalous qu’écoutait ma mère et que j’aimais mais sans rien n’y comprendre car je n’ai appris la langue arabe classique que plus tard, n’ayant appris que le Français à l’école coloniale.
Ce n’est que plus tard que je les ai découverts : l’algérien H. Gherouabi très ancré dans la culture poétique de l’amour et Fadela Dzyrya, qui est pour moi ma mère musicale, tant elle a baigné mon enfance et les fêtes familiales toujours emplies de saveurs et de musiques; le jour de l’aïd el kebir, la fête qui commémore le sacrifice d’Abraham, on écoutait à la maison son récit chanté de la scène du sacrifice, c’était poignant et merveilleux. Et puis bien sûr, il y a Oum Keltoum, dont l’aura dans le monde arabe doit beaucoup à sa formation coranique qu’elle a reçu enfant, ayant appris à le réciter, le psalmodier et dont on retrouve quelques accents dans son art. On ne sait jamais si on est dans l’art sacré de la psalmodie ou du profane, un trouble nous saisit quand par exemple elle chante « Je t’aime de deux amours« .
Mais puisque je nage avec bonheur dans ma double culture, je pourrais citer les sonates pour piano de Beethoven ou de Schubert ou Mozart dont la musique me met en état de joie indicible.
– Si Dieu était une chanson, une musique, laquelle serait-ce ?
Parmi toutes ses musiques qu’Il nous fait entendre – si tant est que nous parvenions nous-même à les entendre, c’est-à-dire que nous acceptions de les entendre – , ce serait pour moi la musique du vent, violent comme celui précédent l’orage ou très doux comme le zéphyr qui parle à Élie ou la houle que fait entendre la mer en Bretagne qui est maintenant ma mer d’ancrage (Après celle de la Méditerranée). Son chant, sa voix est intime et poreuse, elle traverse, transperce, caresse, décoiffe, déshabille, déplace, c’est la force d’un phénomène totalement immatériel et très charnel en même temps. Quel est ce corps de sons qui vient vers vous ?
*****
A lire dans LA CROIX du 3/03/2017
Née en Algérie, Karima Berger vit à Paris, dans le quartier du Marais. / Jean-Luc Bertini/Pasco
Une cascade de boucles brunes, des yeux pétillants, un sourire désarmant : « J’ai préparé du thé vert ! » Karima Berger reçoit au dernier étage du vieil immeuble de pierre, dans le quartier du Marais à Paris, où elle vit presque sous les toits, dans un appartement joliment décoré, d’un goût mi-occidental, mi-oriental. Logique pour cette écrivaine qui a écrit d’elle : « Je suis arabe et française, orientale et occidentale, musulmane et laïque, femme et écrivain et tant d’autres choses encore qui ne se disent pas. Ces sources qui m’animent (…), je veux encore et encore les faire travailler ensemble. »
Ces jours-ci pourtant, Karima Berger semble d’abord se soucier de l’organisation, le 4 mars, à Paris, à la mairie du 6e arrondissement, d’un Salon du livre ouvert aux auteurs inspirés par les grandes traditions spirituelles. Une centaine d’entre eux, croyants ou pas, y participe : Maurice Bellet, Marie Balmary, Mustapha Cherif, Laurence Cossé, Marion Muller-Colard, Salomon Malka, François Sureau…
Faire le lien entre des mondes
À l’origine de ce salon, l’association Écritures et spiritualités que Karima Berger préside depuis deux ans. Précédemment appelée « Écrivains croyants », cette association a changé de nom et, dit Karima Berger, « nous travaillons à retrouver sa diversité avec des écrivains juifs, musulmans, bouddhistes, agnostiques… tous préoccupés, de manière explicite ou implicite, par la question du divin et du sacré. » Sans doute la littérature peut-elle faire le lien entre eux.
Faire le lien entre des mondes, c’est la grande affaire de cette Franco-Algérienne. Son parcours personnel plaide en ce sens. Karima Berger est née à Ténès, près d’Oran, avant d’habiter à Duperré, à Médéa puis à Alger, au fil des nominations de son père. Ce dernier, attaché de préfecture, a fini sa carrière comme haut fonctionnaire au ministère de l’intérieur de l’Algérie indépendante. Sa mère, issue d’une famille de sept filles (toutes avaient leur certificat d’études, une prouesse dans l’Algérie des années 1940 !), ne se voilait pas et sera institutrice après 1962.
Les parents de la petite Karima étaient attachés « à l’idée de progrès ». Ils voulaient que leurs quatre filles fassent des études, travaillent et soient autonomes même si, bien sûr, ils les imaginaient mariées et mères. À la maison, la famille parlait arabe et français. « Mon père, dit-elle, avait le goût des mots, il nous l’a transmis avec bonheur », tout comme ses grands-pères, tous deux interprètes. « Ils étaient déjà des passeurs », dit-elle.
Une excellente formation
Karima Berger se souvient avec émerveillement de ses études à Alger. « J’ai reçu une excellente formation. C’étaient des années magnifiques, ouvertes, bouillonnantes », assure-t-elle. À l’époque, dans les rues, « il y avait le voile blanc traditionnel mais pas encore de hijab », mais elle « sentait peu à peu poindre l’enfermement ».
Le passage du français à l’arabe, dans l’enseignement, se faisait en effet dans des conditions très difficiles car la jeune Algérie indépendante manquait d’enseignants compétents. Et Houari Boumediene exaltait le nationalisme. Cela questionnait déjà Karima. « Aussi violente qu’ait été la colonisation nous privant de nos propres Lumières, dont la langue arabe, elle nous avait ouverts à la modernité. Il fallait intégrer le tout et non le rejeter, dit-elle. L’exaltation de la pureté n’est jamais bonne conseillère. Nous sommes tous issus de mélanges. »
Un peu par désir de voyager, un peu par envie de devenir diplomate, la jeune femme vient, en 1975, à Paris préparer une thèse. Sujet : le nationalisme, évidemment. C’est à Paris qu’elle rencontre alors Jean-Michel Hirt qu’elle épouse en 1984.
Affronter les déchirures
C’est à Paris aussi qu’elle se lance dans les ressources humaines, une carrière menée de front, jusqu’à il y a deux ans, avec son travail d’écrivain. Ce parcours s’effectue dans un contexte parfois tragique : ruptures avec sa famille en raison de choix personnels, guerre civile des années 1990 en Algérie, ignorance par la France de sa part algérienne et par l’Algérie, de sa part française.
L’écriture l’aide à affronter ces déchirures. Dès 1992, elle publie L’Enfant des deux mondes, un ouvrage qui contient déjà les thèmes – spiritualité, féminin, brassage des cultures, langue, poésie, violence religieuse, diktat – développés, depuis, par cette passeuse des rives de la Méditerranée. *
A lire : Dialogue inattendu
Bientôt, ce sera Éclats d’islam où, pour la première fois, elle parle directement d’elle et de son itinéraire spirituel. Car cette femme profondément croyante est une lectrice assidue du Coran, depuis que, toute petite, sa grand-mère lui a appris la Fatiha, la sourate d’ouverture du Coran que tout musulman se doit de réciter au début de chaque prière. « Ma grand-mère disait :”C’est la langue de Dieu”. Personne jamais ne pourra m’en priver, elle était en moi pour toujours », se souvient-elle.
Cette femme semble sur la défensive. Elle est blessée par tous les procès faits, « quotidiennement », à l’islam, souvent présenté comme « structurellement violent ». D’évidence, elle a aussi du mal à concevoir que sa religion puisse donner lieu à des interprétations littérales, à des comportements barbares.
Le sens du djihad
Elle cherche à se rassurer : « Il me semble que les choses bougent un peu, on commence à comprendre que cette violence est liée à une dérive, à une perversion et non à l’essence de l’islam. » Elle « refuse de nommer djihadistes ces nihilistes qui nous terrorisent, le mot djihad est bien trop noble ! » tranche-t-elle.
« Le djihad, fait valoir Karima Berger, signifie résistance intérieure, lutte contre les idoles dans tous les sens du terme, y compris contre les nouveaux ”veaux d’or” : l’argent, la consommation, l’image, l’ego ! » Bien sûr, dit-elle, il y a des versets violents dans le Coran, mais « on les trouve dans tous les grands textes religieux ».
À l’en croire, une religion qui aurait été structurellement violente « n’aurait pas pu durer plus de quinze siècles, s’étendre jusqu’en Asie et produire une riche civilisation au point de nourrir la pensée européenne (Avicenne, Averroès) ».
Karima Berger se rembrunit : « Le monde arabo-musulman est en miettes, guerres, corruption, misère économique et spirituelle. La bonté, la générosité, l’hospitalité de l’islam étouffent sous le poids d’une sous-culture limitée au haram (l’illicite) et au halal (le licite). Or ce que j’aime dans mon islam, c’est que le croyant est invité à lire le Coran comme s’il n’était destiné qu’à lui-même. C’est une délégation qui nous a été donnée, une liberté, une responsabilité personnelle devant Dieu. »
« L’islam aujourd’hui vit la plus terrible de ses épreuves… Mais il y a l’espoir, ces sociétés sont aussi très vivantes et jeunes », dit-elle, « de belles énergies travaillent à construire ou reconstruire… et la pensée musulmane renaît lentement. »
L’émir Abd El Kader, « homme de la modernité »
Aujourd’hui Karima Berger se nourrit des grands penseurs de l’islam, tel, selon elle, l’émir Abd El Kader, « un homme de la modernité ». Oubliant les côtés parfois cruels de l’émir s’opposant à la conquête française de l’Algérie, elle voit en lui un « immense esprit », un « homme des Lumières » et elle précise « des Lumières orientales ».
« Son œuvre philosophique n’est pas enseignée en France alors même qu’il a écrit des pages de son histoire, avec sa noble reddition mais aussi sa défense des chrétiens à Damas. Précurseur des droits des prisonniers, il parlait de droits humains avant Henri Dunant et la Croix-Rouge », assure-t-elle.
« L’islam est en train d’accoucher, dans la souffrance, de sa propre modernité », espère-t-elle. Karima Berger entend poursuivre le pari, dans ses livres, ses engagements, qu’il est possible de puiser dans ses racines multiples. Et si, suggère-t-elle, on prenait le risque de sortir des lieux communs pour entrer dans le Coran : que dit-il de l’homme, de la croyance, de sa liberté, de sa responsabilité ?
A lire : Un éclairage inédit sur l’itinéraire spirituel du P. Christian de Chergé
Et si on écoutait Christian de Chergé, prieur de Tibhirine et sa lancinante question sur la place de l’islam dans le dessein de Dieu ? À ce moment-là, Karima Berger se prend à rêver d’un « Coran des écrivains », à la manière de la « Bible des écrivains », une traduction publiée en 2001 par Bayard, éditeur de La Croix, sous la direction de Frédéric Boyer.
———————-
Bio express
1952. Naissance à Ténès (Algérie).
1975. Arrivée en France pour y préparer une thèse de doctorat de sciences politiques.
1984. Mariage avec Jean-Michel Hirt, psychanalyste, écrivain.
1986-2015. Fait une carrière dans les ressources humaines, qu’elle achève avec un poste de DRH (directrice des ressources humaines) dans un établissement financier, à Paris.
1998. Publie L’Enfant des deux mondes (Éd. de L’aube). Prix du Festival du premier roman.
2009. Publie Éclats d’islam. Chroniques d’un itinéraire spirituel (Albin Michel).
2012. Publie Toi, ma sœur étrangère avec Christine Ray (Éd. du Rocher).
2014. Publie Les Attentives. Un dialogue avec Etty Hillesum, chez Albin Michel.
2016. Publie Mektouba (Albin Michel).
2017. Sortie de Hégires (Actes Sud) en mai.
Laisser un commentaire