Martin Steffens. Professeur de philosophie. Auteur. Prix des libraires religieux. Chroniqueur à La Croix.
Martin Steffens, né en 1977, vivant dans le Nord-Est de la France avec sa femme et ses trois enfants. Professeur agrégé de philosophie en khâgne. Auteur d’études sur Nietzsche et Simone Weil, il a aussi écrit des essais sur le consentement à la vie et la traversée des violences du monde.
Petit traité de la joie, Consentir à la vie, Salvator, 2011, rééd. Marabout 2015. Prix humanisme chrétien.
Vivre ensemble la fin du monde, Salvator, 2012.
La Vie en bleu, Marabout 2014.
Rien que l’amour Repères pour le martyre qui vient Salvator 2015, Prix des Libraires religieux 2016.
Vivre, croire et aimer Marabout, 2015.
Avec Christophe. André: Qui nous fera voir le bonheur? (Le Passeur, 2014); avec Chantal. Delsol Le Nouvel âge des pères (Cerf, 2015).
Martin Steffens vient également de s’associer avec des méditations originales aux concerts du quatuor Girard interprétant « Les sept dernières paroles du Christ en croix » de Joseph Haydn.
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– Quelles sont les musiques, anciennes ou récentes, évoquant Dieu que vous avez entendues et appréciées?
-Martin Steffens: La toute dernière en date, c’était avant-hier, dans la voiture. Nous écoutions une chanson du jeune Bob Dylan, Masters of war. Mes enfants m’ont demandé de leur traduire les paroles. Tendant l’oreille, je traduisais approximativement, comme ça venait :
« Hé vous, maîtres de la guerre.
Vous qui construisez les fusils et les oiseaux de la mort.
Je peux voir à travers vos masques.
Vous allez dire que je suis jeune, que je suis un morveux,
Mais il y a une chose que je sais,
Même si je suis plus jeune que vous,
C’est que Jésus Lui-même ne vous pardonnera jamais ce que vous avez fait. »
Cette dernière phrase a interpelé mon fils, qui a neuf ans : « Il veut dire que Jésus ne pardonne pas tout ?… » Du coup, nous avons parlé de la miséricorde de Dieu.
– Selon vous, Dieu aime-t-il la musique ?
Nietzsche disait : « Sans la musique, la vie serait une erreur. » Nietzsche croyait donc que la musique s’ajoute à la vie, de l’extérieur, et que la vie, laissée à elle seule, ne serait qu’« ab-surdité », dysharmonie, silence éternel… Nietzsche connaissait pourtant bien ses Grecs : Pythagore a vécu une véritable conversion en découvrant que la musique est dans les choses, et non pas ajoutée arbitrairement à elles, puisqu’une corde tendue, sur laquelle on reporte certaines proportions mathématiques, sonne harmonieusement. Voilà ce que, devant le miracle de la musique, il faut oser dire : « Parce que la vie est musique, elle ne saurait être une erreur. » Benoît XVI fait part à plusieurs reprises de cet émerveillement : l’univers est d’essence musical.
Je crois aussi que Dieu « compose » le monde : à partir des dissonances que nous introduisons, par nos maladresses et nos fautes, il invente de nouveaux accords, des accords d’autant plus audacieux et harmoniques qu’ils comprennent en eux plus de dissonances. Sa miséricorde est inventive. Elle relève de l’improvisation musicale.
-Au paradis quelles musiques y entend-on ?
A partir de 2002, à Guantanamo, les Américains, comme on sait, ont pratiqué la torture. L’un des procédés consistait à passer de la musique en boucle à des détenus en cellule d’isolement. Les groupes de rock américains
Metallica ou
Rage against the Machine ont été surpris d’apprendre que leurs disques servaient ce morbide procédé. Au Paradis, on entendra ces musiques au moyen desquelles il est impossible de torturer un homme. Une musique dont la répétition n’est jamais infernale. Cette musique existe-t-elle dès ici-bas ? Il y a des musiques qui sont comme la lumière dans les tableaux de Georges de la Tour : rien en elles qui pèse, mais plutôt qui enveloppe sans jamais oppresser. C’est rare. Je pense au premier mouvement des variations Goldberg, au «
J’ai soif », la cinquième pièce des
Sept dernières paroles du Christ en Croix de Joseph Haydn (j’ai la chance d’avoir écrit les méditations de ce chef d’œuvre pour le Quatuor Girard), ou bien au deuxième mouvement de
La jeune fille et la mort.
– Quelles sont les musiques qui, selon vous, invitent à la prière ?
Il y a différents types de prière. Pour ce qui est du recueillement, je dirai le grégorien que j’ai appris à découvrir, à aimer et à « pratiquer », en écoute seulement, en me rendant par hasard à l’abbaye de Fontgombault. Chaque fois que j’y retourne, j’y retrouve le bain sonore qui m’unifie et me creuse.
Pour ce qui est de la supplication, un certain type de rock, quand il prend sur lui le cri de l’homme. Excusez la référence à la culture populaire, mais quand Jim Morrison crie « Jesus, save us ! » dans When the music’s over, il y a quelques choses des Psaumes de supplication.
Pour ce qui est de la prière de louange : sans doute le gospel, ou les chants folklorique mélanésiens si purs et pleins d’Alléluia. J’ai en revanche beaucoup de mal avec la pop louange.
– Que chantent les anges musiciens ?
La gloire de Dieu.
-Si la prière était une chanson, une musique, laquelle choisiriez-vous ?
Les trois notes que saint Ignace entendait quand il avait des « visions » de la Trinité. Il rapporte cela dans son Récit.
– Qu’aimeriez vous « chanter » à Dieu en le rencontrant ?
J’ai mes trois notes, qui me viennent quand ma prière se fait plus profonde. J’ai quelque espoir que, parvenu à Dieu, délesté des nœuds qui emmêlent mes cordes vocales, mes trois notes sonneront enfin juste.
– Quelles sont dans votre discothèque personnelle les musiques, les chansons qui sont vos préférées. Les dix musiques et chansons à emporter sur une île déserte?
1) The Doors In concert chez Elektra (le concert parfait)
2) P.J. Harvey Dry, un album de 1992. Cette artiste est croyante et cela se sent.
3) La jeune fille et la mort de Schubert, par Orlando Quartet.
4) Charles Mingus The Townhall Concert, mais une version que je n’ai jamais plus retrouvée, de 1964, avec Eric Dolphy, bien sûr, et surtout mon batteur favori : Danny Richmond.
5) The Wu Tang Clan Enter the Wu-tan (36 chambers), avec les incroyables solos vocaux d’Ol’Dirty Bastard, comme des improvisations de cuivre…
6) Sepultura, l’album Roots de 1996 (et uniquement celui-là, mais c’est un chef d’œuvre de détresse et de colère).
7) The Violent Femmes, le premier album (éponyme), l’énergie rock telle que je l’entends.
8) Beethoven, les sonates pour piano exécutées par Claudio Arrau, que j’écoutais inlassablement dans mon enfance.
9) Bob Marley Rebel Music, là où l’on voit que le reggae n’est pas une musique de relaxation, mais de combat.
10) Sixteen Horsepower Sackcloth ‘n’ Ashes, un album entre le rock et la country, avec des prières chrétiennes inquiètes, portées par la voix de David Eugene Edwards.
– Quel est le refrain qui vous a le plus marqué ?
Peut-être celui de Marcia Baila par les Rita Mitsouko. Il y a en lui la plus belle définition de la mort : « La mort, c’est comme une chose impossible ». J’aime cette parole, qui se dédit au fur et à mesure qu’elle se dit : « La mort, c’est… », on va donc avoir une définition de la mort ! Mais la suite dit: « …c’est comme… » : non, pas une définition, seulement une comparaison. Puis: « …comme une chose… », bon, une comparaison plus que vague… « …comme une chose impossible. » Du seul point de vue humain, sur la mort, que dire de plus, en effet ?
– Quels sont les grands auteurs, compositeurs ou interprètes qui comptent pour vous ?
Je crois que je n’en ai pas. Je n’ai jamais suivi un homme particulier. Mais des groupes de rock. Et j’ai toujours été déçu quand l’auteur-compositeur se singularisait en débutant une carrière-solo. Ce qui fait la magie de la musique que j’écoute principalement, à savoir le rock, c’est la rencontre des différentes pauvretés des membres qui permet au groupe de sonner comme il le fait. Franck Black est inférieur au Pixies, pour ne citer que cet exemple. Seul Neil Young fait exception, pour moi, et jamais aucun de ces disques n’est tout à fait mauvais.
Un groupe qui m’étonne par sa capacité à durer, à se donner avec générosité (sans cette pause scénique et narcissique qui fait du rock une bien misérable liturgie), c’est The Ex, d’Amsterdam.
J’aime également le travail, discret mais réel, d’un ami, au nom étrange de Krotz Strüder (alias Julien Grandjean), qui met en musique, à la guitare, des poèmes d’Emilie Dickinson, Charles Cros, Fernando Pessoa…
– La dernière fois où vous avez été ému en écoutant une musique, une chanson, laquelle était-ce ?
Peut-être Le Petit train, des Rita Mitsouko, là encore, chanson entendue sur la route. Cette chanson dit l’innocence des paysannes allemandes voyant passer « le petit train » menant des hommes aux Camps de la mort. Le contraste entre les paysannes, à la poitrine généreuse, et ceux qui sont promis à la mort, le tout sur une musique entraînante, est très surprenant. Seule la musique peut isoler ainsi une telle impression et l’exprimer.
– Si Dieu était une chanson, une musique, laquelle serait-ce ?
Dieu est Trinité. Dieu-Père, c’est Bach, et c’est, chez Bach, la basse continue. Dieu en tant que pantokrator, en tant qu’il soutient le monde, en tant que Père, c’est ce que Bach permet de louer. Bach écrivait d’ailleurs :
« La seule fin et le seul but de la basse continue, comme de toute musique, ne peut être que la louange de Dieu et la récréation de l’âme. Lorsque cela est perdu de vue, il ne peut y avoir véritablement de musique, mais seulement des bruits et des cris infernaux. »
Dieu comme Esprit Saint, c’est le jazz. L’Esprit Saint est la circulation d’amour entre le Père et le Fils, il est ce mouvement même. Or le jazz, c’est le rythme ternaire, dont la pulsation vous entraîne toujours un temps plus loin, « sans rien en lui qui pèse ou qui pose ». Le jazz, ce sont aussi ces accords qui ne trouvent jamais leur parfaite résolution harmonique.
Le Fils, enfin, c’est le rock. Quand le Verbe se fait chair, il se fait chair au point de se faire verbe inarticulé, cri de l’enfant dans la mangeoire, cri du Christ sur la Croix. Le rock devait exister parce qu’aucune expression culturelle en Occident n’avait encore accueilli en elle le cri, ce cri qui, pourtant, est l’exclusivité de la religion du Dieu incarné.
En ce sens, les Pixies voient juste quand ils intitulent « Rock Music » un morceau qui n’est qu’un long cri inarticulé.
Voilà mes trois amours musicaux réconciliés, trinitairement. C’est-à-dire sans confusion des personnes: rien n’est pire, pour moi, quand le jazz se fait jazz-fusion, ou quand le rock se fait rock-opéra-symphonique…
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À lire dans LA CROIX:
Décerné par le Syndicat des libraires de Littérature religieuse (SLLR), ce prix récompense l’ouvrage « Rien que l’amour. Repères pour le martyre qui vient » et sera remis jeudi 17 mars au Salon du Livre de Paris.
C’est à un jeune enseignant en classes préparatoires à Metz, agrégé de philosophie et spécialiste de Nietzsche, Léon Bloy ou Simone Weil, que le Prix 2016 de littérature religieuse sera remis jeudi 17 mars (1) au Salon du Livre de Paris.
Auteur de plusieurs ouvrages très remarqués, dont « Le petit traité de la joie » (2011, qui a obtenu le Prix humanisme chrétien en 2013), « Vivre ensemble la fin du monde » (2012) et « La vie en bleu » (2014), Martin Steffens a publié, en octobre dernier, « Rien que l’amour. Repères pour le martyre qui vient » (éd. Salvator, 96 p., 10 €). Un livre qui, selon le communiqué de son éditeur, se présente comme une « grande méditation sur l’imitation de Jésus-Christ dans un contexte de persécutions antichrétiennes ».
Ni cynisme, ni divertissement
« Face à l’hostilité ambiante et à la pression des dangers qui les cernent, les Chrétiens sont-ils réduits à se soumettre ou à se démettre ? », peut-on encore lire dans l’argumentaire de cet essai qui puise son inspiration dans l’Espérance chrétienne, sans se voiler la face devant les persécutions perpétrées par Daech ou la sécularisation ambiante en Occident…
Dans ce livre, comme dans ses précédents, Martin Steffens, 38 ans, père de trois enfants, se demande comment bien vivre, dans un monde dont on pressent qu’il court vers sa fin. Comment ne céder ni à la tentation du cynisme ni à celle du divertissement à outrance ? Comment vivre, et non pas subir ? Comment être lucide sur la misère de l’homme sans occulter sa splendeur ? Dans cet essai brillant, Martin Steffens, qui est également chroniqueur à La Croix, est réaliste mais pas pessimiste.
Claire LESEGRETAIN
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