Cadeau! Le Goncourt 2011, Alexis JENNI, sur le blog LA CROIX avec son cabaret Jazz

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Avec un grand sourire dans la voix, le lyonnais Alexis Jenni, 48 ans,  a répondu volontiers à notre sollicitation. Ce sera notre  façon de saluer, une fois encore, son parcours peu commun: de quasi inconnu à Prix Goncourt 2011 avec « L’art français de la guerre » (Gallimard), son premier roman publié. 

Le prof de sciences de la vie et de la Terre à Saint-Marc, centre et lycée de tradition jésuite à Lyon, écrit dans les cafés de la cité. C’est là qu’il a peaufiné une fiction sur fond historique résonnant avec l’air du temps. « Regarder avec un courage tranquille ce qui a eu lieu », en un aller et retour entre hier et maintenant,  tel est son regard porté sur ce gros volume. Influencé par le romanesque russe et les poètes français dont Francis Ponge, ce catholique « non identitaire » aime le jazz et la musique de chambre française. Voici son texte écrit d’un seul trait. Cadeau pour cette fin de 2011 et début de 2012!

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Alexis JENNI

« Dieu aime-t-il le jazz ? Oui, par principe. Car le jazz ressemble à sa création. Je n’imagine pas qu’il s’occupa de tout, dans le moindre détail, malgré son esprit pointilleux et sa puissance de travail sans égal. Il n’aurait plus rien eu à contempler. Alors j’imagine qu’il fixa les règles, et ce fut aux créatures de jouer. Et Dieu vit que cela était bon, il fut heureux des infinis développements que les créatures donnèrent à sa parole. C’est là, pour lui, la plus grande louange.

Coltrane composa une ode étrange, à laquelle il donna le titre de « A love supreme », qui après de longs développements se résout comme un chant soufi, par la répétition sans fin du titre même, « a love supreme », expression totale de ce qu’il voulait dire, comme les soufis qui tournent disent « Dieu », simplement. Tout est dans le titre, ou tout est dans le développement. Tout est dans le monde, ou tout est dans la parole qui l’a fait. Les deux à la fois.

Coltrane encore, à partir d’une ritournelle prise dans un film musical, composa un envol si beau que je n’ose l’écouter sans m’y préparer ; il me faut disposer de temps, de tranquillité, de clarté d’esprit et de silence pour l’aborder. Du coup, ce disque je ne l’écoute jamais, et j’en rêve, et il vit en moi : « My favourite things ».

Les anges au paradis chantent Bach, des cantates de Bach, ils les préparent en les fredonnant toute la semaine et les entonnent ensemble chaque dimanche, comme elles furent composées, alternance de travail et de joie, éternellement. Eternellement car les cantates de Bach se répètent comme les colonnes successives d’une nef gothique, dont on ne voit pas l’extrémité grâce à l’harmonie de la répétition, et l’on y est si bien que peu importe l’extrémité ; et Dieu apprécie de voir tant de vie et de nuances portées par tant d’ordre ; cela lui paraît une vie parfaite, et il la fait appeler Paradis.
On ne prévoit pas ce que l’on emporte sur une île où l’on serait seul longtemps, au moment du naufrage on plonge, et après sur la plage on ramasse ce qui a plus flotter. Et puis de toutes façons on n’a plus de prise, plus de courant, les appareils électroniques sont rongés de sel, et je ne sais pas chanter. Mais si je devais rester par choix dans un chalet de montagne bloqué par la neige, heureusement encore pourvu d’électricité par l’excellence des services publics helvétiques, j’emporterais le série complète des Masada de Zorn, Douglas, Baron, Cohen. Je ne suis pas sûr de différencier chacun des dix disques, ils sont tous construits de la même façon, autour de vieilles mélodies juives, développées avec hargne, passion et délicatesse, par quatre types qui jouent tellement ensemble qu’au milieu d’une phrase l’un peut se substituer à l’autre sans heurt, ils se comprennent. C’est sans fin, sans fond, cela ira pour un chalet sous la neige, dans le silence du dehors, je peux attendre que tout fonde. Masada, joué par quatre hommes si différents unis par le même souffle, ressemble aux Evangiles que l’on peut lire longtemps, entrelacés, en boucle. Cela ne s’use pas ; on peut attendre la printemps sans impatience. »
A découvir: le blog d’Alexis Jenni, sous le titre « Voyages pas très loin »  http://jalexis2.blogspot.com/ 
**Sabine Audrerie présente le roman le 28 août 2011 (La Croix)
A l’encre de Chine

 En remontant le parcours d’un ancien combattant peintre et philosophe, Alexis Jenni tisse soixante-dix ans d’Histoire de France dans un ouvrage dense et lumineux.
L’art français de la guerre L’ART FRANÇAIS DE LA GUERRE Alexis Jenni Gallimard , 634 pages , 21 €
La guerre est souvent une affaire d’idées et de langage avant que de se porter sur la terre ferme et l’irriguer de sang. Et elle se poursuit en ramifications idéologiques, géographiques et temporelles bien au-delà des armistices. Alexis Jenni, enseignant d’origine lyonnaise que la rédaction de cet impressionnant premier roman a occupé pendant cinq ans, le suggère à travers cette histoire dense, lumineuse, d’une intelligence prodigieuse et subtile, qui entrelace plusieurs destins et plusieurs époques pour arracher les racines du mal contemporain de ce qu’il nomme « la guerre de vingt ans » . Cette guerre court de la débâcle de 1940 à l’indépendance de l’Algérie. Beaucoup d’hommes la connurent, aujourd’hui âgés ou disparus, à l’image de son personnage principal, Victorien Salagnon. La France libre, la guerre d’Indochine et l’Algérie furent le trépied de leur destin bancal.
 Le narrateur de cette histoire, dont on ne connaîtra pas le nom, « enfant de la Ire  République de gauche »  et fonctionnaire désœuvré, végète dans la région lyonnaise en profitant des congés maladie alors qu’éclate la première guerre du Golfe. Les lasers des tirs « propres »  des armées de la coalition occidentale qui fusent dans la nuit de Bagdad et sur son écran de télévision sont le début de sa réflexion. Le récit et la comptabilité des morts diffèrent sensiblement selon les camps, décortiqués grammaticalement selon un « nous » et un « eux » aux frontières diffuses.
 Débordé par les questions sans réponses sur l’origine du mal et les affrontements bellicistes, il va faire une rencontre providentielle, dans un bar PMU anonyme de l’Isère. Victorien Salagnon a tout vu : dans le maquis français, en Allemagne, en Indochine ou dans la villa Sésini d’Alger. Il est une sorte de Jean Gabin dont chaque geste et chaque parole revêtent un sens édifiant pour le jeune homme à qui il a promis d’apprendre à peindre. La peinture, à l’encre, est ce qui le sauva de la solitude et du désespoir dans la fureur des combats. Son art secret deviendra un langage entre les deux hommes, une respiration dans leurs échanges quotidiens bercés des souvenirs de Salagnon de « la coloniale » .
 Il offre à Alexis Jenni l’occasion de passages magnifiques de douceur et de paix, comme ce jour où la neige recouvre l’Isère d’un manteau de coton. « Pour peindre à l’encre, on utilise de l’encre, et l’encre n’est rien d’autre que noire, un abolissement brutal de la lumière, son extinction tout au long de la trace du pinceau. Le pinceau trace le noir ; le blanc apparaît dans le même geste. L’apparition du blanc est exactement simultanée de celle du noir. Le pinceau chargé d’encre trace une masse sombre en la laissant derrière lui, il trace aussi le blanc en le laissant apparaître  (…) c’est la taille du pinceau qui règle l’équilibre entre le noir tracé et le blanc laissé, entre la trace que je fais et l’écho que je ne fais pas, qui existe tout autant. » 
 Salagnon et son narrateur ont un point commun : la recherche d’un lieu, métaphorique ou réel, où se placer après une longue errance. « Chez soi est la pratique du langage »,  note Alexis Jenni, dont la réflexion sur la langue, l’éducation et la transmission occupent une grande part du roman. Il fait alterner leurs deux histoires chapitre après chapitre, croise les affrontements, des guerres antiques au djebel algérien. L’attente, la nuit, la chaleur moite des forêts d’Asie mais aussi les combats, les stratégies et les tricheries qui forment une machine invincible, la seule capable de faire mourir les autres plutôt que soi. Tactiques valables au XXIe  siècle codifié par la société de consommation où l’on porte qui des casques, qui des cagoules, où précarité, xénophobie et exclusion nourrissent une autre forme de guerre :  sociale, âpre, attisée par des clivages hérités.
 Alexis Jenni illustre cette nouvelle modernité en des scènes virtuoses, telle la vrille de son narrateur devant les étals d’un marché de viande, et plus loin son effroi dans la file d’attente d’une pharmacie de nuit, où la violence se déploie en ondes discrètes mais implacables entre forts et faibles. Ou encore devant les délires fascistes d’un ancien camarade de Victorien Salagnon reconverti dans la politique de quartier. Le discours d’Alexis Jenni n’est pas celui d’un « anti » radical. Il observe et rassemble, posément, finement, les éléments d’un puzzle national composé durant des décennies.
 Ce Kaddish laïc peuplé de nombreuses figures est aussi un grand roman d’aventures. L’histoire singulière de Victorien Salagnon, dont l’épicentre se situe près du Mékong, se place dans le sillage de celles de Fabrice Del Dongo, Robert Jordan ou Ferdinand Bardamu, de l’Achille d’Homère, de l’Hamilcar Barca de Flaubert ou du Grange de Gracq. Rarement aura été donné premier roman aussi finement tissé, à la fois littérairement et dans ses développements historiques, politiques et humains. Alexis Jenni conjugue la beauté à la fureur dans le récit d’une « cavalcade horrifique qui dura vingt ans » , une histoire de guerres et de traumatismes dont les rejets n’ont pas fini de croître.
SABINE AUDRERIE 
***Sur le centre saint-Marc à Lyon hommage au lauréat: http://www.lyceesaintmarc.org/rubriques/gauche/lhistoire-du-lycee/un-prix-goncourt-au-lycee-saint-marc

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À propos de ce blog

  • Dans un pays où, dit-on, tout ou presque, finit en chansons, d’innombrables voix montent du chœur des humains jusqu’à Dieu. Au gré de voies parfois étonnantes. La chanson n’a pas seulement vocation au divertissement et aux standards formatés. Elle ouvre à bien plus grand qu’elle, évoquant les musiques du Paradis…

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À propos de l’auteur

  • Robert Migliorini, religieux assomptionniste, journaliste, a tenu au sein du service culture de La Croix la rubrique musiques actuelles, de 1999 à 2009, et a assuré durant dix ans, en alternance, la rubrique quotidienne Fidèle au poste.

    Musicien, il a contribué au numéro de juillet 2009 (223) de la revue trimestrielle Christus consacré à la question de la musique, « une voie spirituelle ? ».

    Prépare un essai consacré à la chanson religieuse. Membre du jury des premiers Angels Music Awards 2015.

    Le dimanche à 8h03 sur le réseau RCF (Radios chrétiennes francophones) il programme l’émission Un air qui me rappelle.

    Robert Migliorini est également chroniqueur musical pour le mensuel Panorama.

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